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Galerie Michèle Chomette
24 rue Beaubourg 75003 Paris
tél. 33
(0)1 42 78 05 62 fax 33 (0)1 42 72 62 05
du mardi au samedi 14 h - 19 h et sur rendez-vous

Eric Rondepierre
"Suites"

27 octobre - 1er décembre 2001
" S U I T E S " 14 photographies couleur 1999-2001 (source : Cinémathèque de Lausanne, CH)
Exposition personnelle du 24 octobre au 1er décembre 2001
Vernissage en présence de l'artiste samedi 27 octobre de 15h à 20h
et signature de deux de ses livres :
"Extraits", monographie préfacée par Régis Durand avec 35 images de l'artiste (1990-2001)
779 Editions/Société Française de Photographie, Paris 2001
"Apartés", recueil de textes d'Éric Rondepierre, Filigranes Editions, Paris 2001


" Ce morceau d'espace, ces photogrammes sur le ruban que j'avais entre les mains étaient destinés à passer comme les autres, ils avaient leur place dans le continuum du film, comme une partie de son temps. Bien. Mais quand on avait dit ça on n’avait pas dit grand chose. Il fallait aller plus loin. Je voulais le retenir quelques instants ce ruban. Et regarder. Cadrer. En effet, partout où j'allais, je cadrais sur le ruban et je coupais. Cadrer, couper, c'était bon. Pas n'importe où, pas n'importe comment. Où faut-il couper pour que de l'image advienne, du bonheur? Et combien d'images faudra-t-il montrer ? Je me posais toutes ces questions. Et quand les questions commencent à parler, il faut bien leur répondre. Il m'apparut assez vite qu'une image ne suffisait pas. Que je devrais en montrer une suite. C'est à dire au moins deux qui se suivent. Puis, je compris que ce n'étais pas des images simples que je cherchais, mais des images deux par deux. Pas des images entières, une image de film n'est finalement jamais entière (contrairement aux photographies), mais deux parties de la même image. Ensemble prélevé sans toucher à la suite. Je voyais donc une série d'images divisées que je nommais : Reprise, deux vues. D'une part, la vue existait déjà, il s'agissait donc de la reprendre. D'autre part, elle était déjà divisée en deux. Mais, en définitive, les deux vues n'en formaient qu'une, non seulement parce qu'elles constituaient le format de l'une mais aussi, et surtout, parce qu'elles donnaient lieu à une nouvelle image. Du moins, c'est ainsi que je voyais la chose, que je l'espérais.

Mais essayons d'être précis. Soient les parties hautes et basses de deux photogrammes de film consécutifs. Elles se complètent de telle façon que le haut de l'image du bas soit placé en bas et que le bas de l'image du haut soit placé en haut. Autrement dit les extrêmes de l'image (les bords du haut et du bas) se touchent au milieu en se rencontrant au niveau de la barre qui les disjoint. Cette disposition n'est l'objet d'aucune inversion manuelle : je cadre au milieu des deux images de telle façon que la coupe de l'image inférieure réponde à celle de l'image supérieure, exactement. L'image est décomposée et recomposée par le simple geste d'un prélèvement très précis quant à son cadre, ses limites. Je balade sur le ruban le petit rectangle de scotch noir attelé au compte-fils, qui dépasse, déborde, se promène entre les images. Il faut dire que les rubans sont avec moi. Je les ai ramenés de loin, mais ils sont à ma disposition. Je peux donc à ma guise couper, cadrer où je veux, ce que je veux. Bien que fragmentée, répartie autrement par ce geste de coupure, ce n'est pas un recadrage qui est donné à voir : l'image est entière, sans reste. Elle est sans reste au niveau quantitatif mais au niveau de l'image proprement dite, de sa teneur figurative, plastique, elle a changé. C'est la valeur de ce changement qui induit mon choix.

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Si l'on part du postulat selon lequel deux images de film consécutives sont quasiment identiques (je dis quasiment, car s'il n'y a aucune différence, ce n'est pas la même image : 1/24e de seconde les sépare), force nous est de relever quelques exceptions à cette règle. La première peut tenir au mouvement d'un personnage dans le champ, ou à celui de la caméra. Si le mouvement est rapide, il sera marqué par un décalage plus ou moins important entre les deux images. La deuxième est le cas du montage. La collure coïncide avec la barre et introduit un changement radical : les deux images n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Notons aussi des changements moindre dus à la matérialité de l'image (taches, rayures, marques de collures, etc.). J'ai retrouvé dans mon travail patient et attentif tous ces cas de figures. Je m'en suis servi, n'en ai refusé aucun. Mais neuf fois sur dix, la correspondance était exacte, d'une image à l'autre. Si bien que les deux vues sont perçues comme une seule. C'est une sorte de montage si l'on veut mais qui s'effectue à l'intérieur de l'image. Quel est son efficace? Ou pour le redire encore : où couper, à quel niveau exact de la vue doit-on opérer pour que ce coup de ciseaux apporte quelque chose de plus. Car évidemment, je me rends compte que le cadrage dont je parle ne fonctionne (très rarement, hélas!) que lorsque celui-ci agit l'image, la réveille, introduit une perception nouvelle qui n'était pas dans l'image originale non divisée. Le troublant, c'est justement ce hiatus. Ou plutôt son effet : il y a maintenant deux espaces là où auparavant il n'y en avait qu'un, presque deux mondes. Je ne me lasse pas de voir comment ce décalage peut créer deux scènes. Mon œil a beau aller de l'un à l'autre, de haut en bas et essayer de raccorder, rien à faire, quelque chose d'autre est là. Pourtant, je vois bien que les images se joignent sur leur bord, rationnellement mon œil est assouvi. Et pourtant, tout diffère.

C'est donc ce divorce perceptif qui me trouble. Il peut prendre plusieurs visages. Par exemple, les deux scènes peuvent donner l'impression qu'elles viennent de deux plans différents, voire deux films. Il faut croire que l'agencement des figures, des motifs, du fond, le hasard de leur répartition nouvelle tout ce qui faisait l'image, se révèle à cette occasion. Il se peut aussi que les personnages (si ce sont des personnages) en haut de l'image contredisent ce qu'indique la partie inférieure et réciproquement. Ou bien les deux parties se recollent mais de façon à laisser voir un nouvel ensemble qui n'était dans aucune des deux images. Ou encore l'une des deux parties devient complètement énigmatique, voire abstraite. Ou, et c'est le cas le plus fréquent, l'un des deux côtés renseigne l'autre et pourtant l'ensemble persiste comme une énigme non résolue. Quelquefois, l'énigme est absolue, c'est-à-dire que l'image se voit en tant que telle sans qu'on ait besoin de penser sa division.

La barre sombre qui figure cette division joue un rôle non négligeable dans les rapports formels ou figuratifs des deux parties. Elle change de gabarit selon la technique, le format du film. Elle peut être très grosse, presque autant que les deux images ou très fine, presque invisible si les zones de raccord sont elles-mêmes très sombres. Les plus petites séparations appartiennent au format du CinémaScope qui étire les images quand on les voit hors projection (ce qui est mon cas). Elle peut aussi changer de couleur, se dédoubler, "baver". En tout cas, c'est elle qui sépare et relie, qui a cette fonction de souder les images dans ce nouvel ensemble. Car il faut le dire, au-delà du basculement perceptif entre haut et bas, ce qui m'intéresse, c'est que le regard ne voit plus deux images, ou deux parties prises dans une inversion, mais une nouvelle image, singulière, une seule énigme visuelle qui appelle un balancement du regard, une hésitation.

Les images (très rares) sélectionnées après des mois, des années de recherche m'apparaissent maintenant comme ces espions (on les appelle des dormeurs) placés en terre ennemie et qui doivent se fondre avec elle, travailler, se marier, construire une famille. Épouser la socialité la plus conventionnelle pour devenir invisible. Ainsi le photogramme suivant aveuglément le peuple des images d'un film. Jusqu'au moment – qui peut advenir plusieurs mois ou plusieurs années après (voire pas du tout) – où on leur intime l'ordre de se réveiller. De se décoller du cadre qu'ils ont épousé si longtemps pour agir contre lui.

C'est moi qui donne l'ordre. Dans le désordre.

Le cinéma, comme le monde, est une illusion. Je montre l'illusion, mais la distribue différemment. L'image arrive dans le cadre, coupée en deux, la tête en bas, dans un désordre apparent qui la réactive à mes yeux."
Éric Rondepierre
(extraits du chapître 5 de "Dormeurs ", Fiction à paraître, Actes Sud 2002)